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Après la mer & Le frère impossible, Alexandre Feraga

2 mars 2024

Temps de lecture : 10 min

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Interview à l'Equipage - Bouaye - le 22 février 2024




Après la mer et Le Frère impossible, publiés respectivement en 2019 et 2023 aux Éditions Flammarion, pourraient sembler être deux romans autobiographiques, puisque l'auteur se met en scène, mais il s'agit en fait de deux fictions d'inspiration autobiographique. Ces deux romans puissants et émouvants peuvent être lus indépendamment l'un de l'autre, mais ils se complètent en racontant l'enfance d'Alexandre Feraga au sein d'une famille toxique.


Après la mer se concentre sur un épisode de la vie d'Alexandre : un voyage avec son père vers une destination inconnue, après la mer.

« Je savais aussi que la Méditerranée n’arrêterait pas mon père. Après la mer, il y avait d’autres pays, et surtout son pays, où vivaient mes grands-parents. » (P. 44)


Dans Le frère impossible, il revient sur des tranches de sa vie et sur sa relation avec son frère aîné, Samir, un frère violent dont il est le souffre-douleur.

 

Découvrons ensemble les thèmes de ces deux romans poignants.

 

*****Après la mer *****



Dans ce roman, lauréat du Prix du Livre Européen et Méditerranéen en 2019, Alexandre Feraga raconte sa sortie de l'enfance à l'âge de 10 ans, à travers deux événements. Le premier, c'est lorsque Dorothée lui dit " je t'aime ", des mots qu'il n'avait jamais entendus auparavant et qui le font exister, lui qui est invisible aux yeux de sa famille. Cadet d'une famille nombreuse, il grandit avec un père absent et silencieux, une mère soumise et triste, 5 demi-frères et sœurs qui le malmènent, et surtout l'aîné qui impose sa loi et le torture. Le fait d’avoir ses deux parents sous le même toit s'avère être une malédiction. « J’aurais pu être le pont entre les deux familles, le trait d’union entre les deux noms. […] Au lieu de cela, j’ai cristallisé toutes les angoisses, les colères et les manques de mes demi-frères et sœurs. » (P.23)

Et puis, le deuxième événement qui constitue le sujet de ce livre : un voyage inattendu dans une Peugeot qui disparaît sous le poids d'un tas de bricoles, comme ces voitures que l'on voyait partir pour le Maghreb l'été, seul avec son père, vers une destination inconnue, « J'allais vers l'inconnu, accompagné d'un inconnu. » (P.108). Lorsqu'il interroge son père sur la destination finale de ce voyage, celui-ci lui répond : « Si ce que tu dis n'est pas plus beau que le silence, alors tais-toi. » (P.42). Au cours de ce voyage aux allures de road-trip, son père lui apprend que son prénom est Habib, "le bien-aimé".

Alexandre ne connaît ni le but ni la destination de ce voyage abrupt avec un père qui ne transmet rien ; ni tendresse, ni mots, ni présence. Lors de ce périple, il découvre son père d'une manière différente, car celui-ci lui parle davantage et lui apprend notamment  quelques mots d'arabe pour faire plaisir aux grands-parents. Lui tombe dessus une nouvelle identité, une nouvelle langue et une nouvelle intimité avec ce père.


Il s'agit d'un roman aux 3/4 fictionnel. Alexandre Feraga ne connaît pas l'Algérie (il n'y est allé qu'une fois, bébé), même s'il y a des réminiscences de la langue et des odeurs de la cuisine, grâce à ses grands-parents algériens qui ont vécu en France pendant un certain temps. Il a grandi dans un perpétuel mensonge qui nourrit cette fiction. En effet, il y avait deux acteurs dans la famille : son père et sa grand-mère, Zeïna, dont les personnalités étaient aux antipodes l'une de l'autre. « Une telle démonstration d’amour de la part d’une mère pouvait expliquer que Mohamed se soit cru toute sa vie au-dessus des lois divines. Porteur d’une immunité affective. Affranchi de la plus petite dette d’amour. » (P.124)

Son père, véritable imposteur qui a renié l'Algérie (il rejette sa religion, mange du porc et est alcoolique) et s'est occidentalisé. Mais arrivé en Algérie, il se transforme en fils prodigue et respectueux. Zeïna, débordante et bruyante, est un véritable personnage théâtral qui remplit l'espace. C'est une femme douloureuse, marquée par de nombreuses grossesses et une vie austère dans les montagnes. Elle casse l'image de la femme orientale car elle n’hésite pas à s’imposer et à corriger ce qui ne lui convient pas.  « Cette intrusion habile dans le récit lui permettait de se donner un rôle important, de fabriquer sa légende. Je me demandais si le silence de mon père n’était pas né du besoin impérieux de Zeïna d’accaparer la parole en toutes circonstances. » (P.243)

 

Vous l'aurez compris, la destination de ce voyage est l'Algérie.

Et bien entendu, l'Algérie joue un rôle important dans ce roman, et à travers le cousin Kamel qu'ils retrouvent lors de leur escale à Marseille, il y a un échange entre les deux adultes qui permet à l'auteur de présenter la situation des immigrés (les zimigris), "le cul entre deux pays". Alexandre Feraga évoque la place de l'humain et la manière de plaire au pays d'accueil.

« Je passe mon temps à supplier pour des papiers, pour un travail, pour aller en discothèque ou pour avoir un toit sur la tête. J’en ai marre d’avoir l’air de demander la charité chaque fois que je descends dans la rue. Je ne suis pas un exilé. Je ne veux pas une identité provisoire, je ne veux pas être un citoyen intermédiaire. […] Je ne veux plus entendre parler du bled. Je ne veux plus l’entendre gémir ni chanter ses douleurs. » (P.79)

 

Fils et petit-fils d'immigrés, il se sent légitime d'aborder le sujet de l'immigration. Les parents du père d'Alexandre et de son cousin ont été appelés dans les années 60, pendant les 30 Glorieuses, à travailler dans les usines pour reconstruire la France. Mais la génération suivante est traitée différemment et invitée à rentrer chez elle. La loi Pasqua est votée, et « finis les ponts d’or pour reconstruire la France. » Le père d'Alexandre, comme beaucoup d'autres, s'est acculturé et n'a pas transmis sa culture à ses enfants. Et, en face de lui, Kamel, a voulu s'intégrer en France, mais la France n'a pas voulu de lui. Le Canada est désormais son nouvel eldorado.

 

Après une traversée en ferry jusqu'au port d'Annaba, Alexandre, devenu Habib, découvre une nouvelle culture, de nouveaux paysages et une nouvelle langue.

Le roman est divisé en trois parties, dont la deuxième, intitulée "Mon nouveau pays", est construite sur un ensemble d'antagonismes qui font écho à la première partie, "Voyage inattendu avec mon père". Les odeurs de la bonne cuisine locale ont remplacé celles de la cigarette (très présente dans la première partie) et les effluves de l'alcool. Alexandre, invisible parmi les siens et torturé par ses demi-frères et sœurs, est choyé et traité comme un petit prince, il est le fils du fils prodigue, Mohamed ; il découvre un foyer où règne l'amour, un choc pour lui. Et cet antagonisme est même poussé à son paroxysme avec son cousin Bouzid, le benjamin, pourri gâté et légèrement obèse, aux antipodes d'Alexandre, maigrichon qui ne sait pas où se mettre et cherche à se faire le plus petit possible.

 

Ce voyage qu'il fait avec son père, pense-t-il, est un grand privilège : son père l'a choisi lui, parmi tous les membres de la fratrie. Sans aucune méfiance, il obéit à tout ce qu'on lui dit, accepte le double visage de son père même si cela lui fait mal de le voir prolifique en paroles et s'intéresser aux autres, et va même jusqu'à valider ses mensonges. Il est prêt à tout pour accéder à ce père, et garde cet espoir de s'en rapprocher, de se sentir fils et d'avoir une place dans son cœur.

 

Idir, qui a à peu près le même âge qu'Alexandre/Habib, est un personnage de fiction qui n'aurait pas dû prendre autant de place, mais qui le doit à la magie de la création. Enfant touareg ayant perdu ses parents et quitté le désert, il a été recueilli par les grands-parents d'Alexandre. L'auteur a voulu un élément extérieur à la famille, sincère avec Alexandre/Habib, "cet agneau" qui ne sait pas pourquoi il est là. Idir fait figure de personnage philosophique, car à travers lui, l'auteur incite à la réflexion sur la langue. Le territoire des Touaregs, c'est leur langue, et ils y veillent comme à la prunelle de leurs yeux. Idir existe parce qu'il a une langue, contrairement à Habib qui en est privé. Une relation quasi fraternelle lie ces deux personnages et j'ai beaucoup aimé leurs échanges poétiques. Aujourd'hui, Alexandre écrit parce que la parole, les mots et la transmission lui ont manqué.

 

La troisième partie de son roman est « Otage de mon nom ».

« En revenant d’Algérie, je serais définitivement habité par un clandestin qui sans cesse tenterait le passage. En vain. Je serais ma propre police aux frontières, je choisirais Alexandre. A dix ans, on n’a aucune envie, même par jeu, de devenir un Arabe. »  (P.129)

Pour faire plaisir aux grands-parents, le nom d'Habib précède celui d'Alexandre sur les registres d'état civil, et tout ce que l'écrivain déclare officiellement passe par Habib. Ce prénom il le qualifie de "fardeau", de "cadavre". Habib, c’est l'enfant maltraité qui cristallise la violence, et l'écriture de ce livre qui a réhabilité ce prénom l'a aidé à se familiariser avec.

 

*****Le frère impossible *****

 


Le récit commence à Annaba en 1975, avant la naissance d'Alexandre, et se termine après la naissance de sa fille, lorsqu'il est déjà écrivain. Son père, avec l'aide de sa famille, arrache ses quatre jeunes enfants à leur mère et prend un ferry de nuit pour la France, où il rencontrera la mère d’Alexandre. Le récit est divisé en courts chapitres qui racontent des tranches de sa vie et de sa relation basée exclusivement sur la violence avec son frère aîné, Samir. Il ouvre le livre par une scène bouleversante, importante pour lui : celle de l'arrachement à la mère, l'une des raisons qu'il suppose être à l'origine de la violence de Samir à son égard. "On ne peut pas attendre des miracles de quelqu'un qui a été privé de sa mère".  Ce livre raconte différents types de violence : le silence imposé par le père, l'indifférence des parents lorsqu' Alexandre se plaint des coups de Samir, et la brutalité subie par Samir.

 

Lors de l'écriture de son précédent roman, Après la mer, les souvenirs de ce frère impossible sont remontés à la surface, mais il les a mis de côté car le sujet du livre étant sa relation avec son père. L'écriture du roman Le frère impossible s'est faite dans un tourbillon (une écriture fulgurante qui n'a nécessité qu'un mois et demi), comme si ce livre n'attendait que d'être écrit. Il avait un immense besoin de partager, de se libérer de cette histoire qu'il portait seul. Car ce frère impossible le hante depuis plus de 20 ans. Il a la chance de pouvoir écrire, et il savait que tôt ou tard, il raconterait cette histoire dont son entourage ne savait rien. L'histoire elle-même était devenue impossible à taire, et le déclic pour la livrer fut l'écriture d'Après la mer.

 

« Mes premiers souvenirs d’enfant sont nés dans la violence. » (P.46)

Certains souvenirs enfouis, traumatiques ont été plus difficiles à raconter. La scène de la salle de bain a été la partie la plus difficile à écrire. A l'époque, il avait 6 ans et c'était la première fois qu'il avait un contact avec ses frères autre que des insultes ou des coups, et il a pris cette agression comme une marque d'affection. Cette scène ne l'avait pas traumatisé jusqu'à ce qu'il la confronte à son regard d'adulte.  Il a dû s'y reprendre à deux fois pour l'écrire, car la première fois n'était pas assez honnête.


L'écriture de ce livre a été salutaire, une véritable thérapie ! Ce roman et le précédent l'ont libéré. Et à travers ces deux fictions d'inspiration autobiographique, il a voulu livrer quelque chose de plus universel, une histoire qui pourrait servir à d'autres personnes ayant vécu un traumatisme.

 

« La présence de Ferhat marquait une rupture dans ma vie monotone. J’avais trouvé en lui le frère que je rêvais d’avoir. » (P.144)

Ce livre raconte la trajectoire de Samir et la sienne, diamétralement opposée. Samir a eu moins de chance qu'Alexandre, car il n'a pas rencontré des personnes qui auraient été des phares ou des petites étoiles sur son chemin. Ferhat, arrivé de Turquie, a été une étoile filante dans la vie d'Alexandre. Une amitié fulgurante est née entre eux, ils se comprennent par le regard et les gestes. Ils se ressemblent et auraient pu être des frères jumeaux. Un accident de voiture lui a ôté la vie, mais Alexandre Feraga chérit ce frère éphémère, qui était davantage un frère que n'importe lequel de ses frères de sang.


 « Elle sombre dans un deuil sans défunts. Elle est en exil dans une mémoire qui la met au supplice. Rien ne peut apaiser sa douleur. Le temps est impuissant. Son cœur ne peut se battre contre l’arrachement de ses entrailles. » (P.113)

Dans la page des remerciements, l'auteur parle de celle qu'il appelle Khadija, cette mère à qui ses quatre enfants ont été arrachés de force. Il redonne à cette femme oubliée ses lettres de noblesse dans de magnifiques chapitres parfaitement intégrés à l'histoire. Alexandre confie que ces chapitres ont été intenses et difficiles à écrire, car il fallait trouver les mots justes pour décrire cet arrachement. Il voulait lui redonner une voix, un nom et une place, car elle avait été exclue de l’histoire familiale. Il a le pouvoir de l'écriture, le pouvoir des mots, et il se sentait légitime pour lui redonner sa place dans l'histoire de sa famille.

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**** Zeïna/Zina et Salim/Samir. Lors de l'écriture du roman Après la mer, l'auteur a choisi de changer les prénoms des membres de sa famille, à l'exception de ceux de ses parents. Il a décidé de réintroduire les vrais prénoms dans son roman Le frère impossible, ce qui explique cette différence d’appellation entre les deux romans.

 

*****Le pouvoir de l'imagination et des livres*****

 

« Je peuplais le placard de centaures, de licornes, de dragons, de toutes les créatures fantastiques que mes premières lectures avaient mis à ma disposition. » (P.50)


Enfant, Alexandre Feraga s'est réfugié dans l'imaginaire et les livres pour échapper à la violence de sa famille. J'ai beaucoup aimé lire les chapitres "Le placard" et à "La forêt", ses deux refuges dans Le frère impossible. Ce thème a également été abordé dans son précédent roman.


« Le silence de Mohamed était un fléau en même temps qu’un terreau fertile. Mon imagination s’est développée dans le silence, a proliféré dans tous mes tissus, comme une plante traçante. […] L’imagination m’a autorisée à vivre. » (Après la mer, P.231)

 


« Je n’avais pas souvenir qu’on m’ait raconté une seule jolie histoire pour m’endormir. Si tel avait été le cas, je ne serais pas devenu écrivain. Pour sauver l’enfant. » (Après la mer, P. 298)

Les coups de cœur d’Alexandre Feraga :


José Saramago : L'aveuglement

Janet Frame : Un ange à ma table

Jacques Prévert : Paroles

Erri De Lucca : Montedidio

Richard Wagamese : Les étoiles s'éteignent à l'aube

Daniel Defoe : Aventures de Robinson Crusoé

Brian Selznick : Les Marvels

AJ Dungo : In Waves

 

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