LA VALISE AUX LIVRES
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Vers la violence, Blandine Rinkel
31 déc. 2023
Temps de lecture : 4 min
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« Comment avais-je pu oublier ce ton ? Ce ton plein d’une rage ancestrale, contenue depuis des générations, ce ton que mon père avait dû hériter de ses propres parents, qui leur venait aussi de leurs parents : comment avais-je pu négliger ce legs du ressentiment, cette malédiction familiale à laquelle personne ne sait comment mettre fin ? Comment avais-je pu omettre la violence en héritage… » (Edition Fayard, P.274)
Cette semaine, ma valise de livres reste à Rezé, puisque j'en sors un roman d'une auteure locale, Blandine Rinkel, également danseuse et chanteuse dans le groupe Catastrophe. Elle a grandi à Rezé, près de Nantes, où je vis actuellement, et fréquentait avidement la même médiathèque que moi aujourd'hui.
Blandine Rinkel est notamment l'auteure de L'abandon des prétentions (2017) et Le nom secret des choses (2019).
Dans son troisième roman, Vers la Violence, Prix Méduse et Grand Prix des lectrices de Elle, Blandine Rinkel raconte une éducation « à la violence », s'interroge sur la violence et la façon dont notre héritage nous façonne.
La couverture du livre, qui présente quatre dessins de loups, allant de la simple esquisse au loup qui nous regarde dans les yeux, fait parfaitement écho au texte. L'histoire s'ouvre et se clôt avec un loup. Le loup, espèce éradiquée et disparue en France depuis 1937, réapparaît en la présence d’un loup solitaire dans le Bas-Dauphiné. Ce loup de Sermérieu est traqué et abattu le 12 janvier 1954, le jour même de la naissance de Gérard, le père de Lou, la narratrice de Vers la violence.
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Lou et son père, très complices, ont tissé une « indestructible alliance », grâce à un « pacte d'imaginaires ». Gérard, conteur né, « sorcier de l’univers », entraîne sa fille dans des aventures imaginaires. Avec lui, ses plus beaux « souvenirs sont bleus », bleus comme la mer où ils guerroyaient contre les vagues envoyées par Amphitrite.
« Gérard voulait que mon esprit lui appartienne : rester maître de mon royaume. » (P.57)
Gérard, colosse sympathique et solaire, à la joie cruelle mais contagieuse et au sourire carnassier, illumine l'enfance de Lou. Mais une autre facette de son père, plus sombre, assombrit leur relation et la blesse. Gérard a perdu sa première femme et ses deux enfants dans un tragique naufrage, et leurs fantômes hantent la maison. Il est pris de violents accès de colère. « Ses mots, comme déviant de leur trajectoire initiale, se déformaient dans sa bouche et se chargeaient de sous-entendus féroces. Comme si, malgré lui, ses phrases se dirigeaient vers la violence. » (P.66). Au fil de l'histoire, on apprend qu'il a grandi avec une mère violente, qui lui frottait le visage avec du piment, et un père alcoolique. Un environnement familial prolétaire banal dans le Sud des années 1960. Serait-ce là la source de sa violence ? Ou est-elle innée, selon sa théorie ? : « Quand il évoquait la sensation du couteau, on sentait que la violence et la vitalité ne faisaient plus qu’un. Il m’a dit une fois toi aussi tu chercheras le couteau, à ta manière. Personne n’y échappe. » (P.47). Gérard veut vivre quelque chose de plus grand que la vie, et il le cherche dans sa quête de territoires imaginaires, mais aussi dans la violence. Son appétit de vivre s'exprime aussi dans la violence.
« A partir de quelle année la peur s’est-elle définitivement installée dans notre maison ? » (P.189)
Les accès de violence se multiplient et la complicité qui unissait le père et la fille s'amenuise au fil du temps, tandis que la candeur de Lou disparaît à l'aube de l'adolescence.
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« En me donnant une éducation viriliste, mon père avait fait de moi une parfaite femme-soldat. Il me voulait dangereuse, manière d Amphitrite ou d’Artémis…» (P. 178)
Comment une femme peut-elle se construire lorsqu'elle a reçu une éducation violente ? Dans ses interviews, Blandine Rinkel exprime son désir d'explorer comment une femme peut inventer sa propre violence, « une violence à soi » en référence à Une chambre à soi de Virginia Woolf, et se ré-énergiser dans cette violence.
« Dans le mot « joli », je ne voyais pas le compliment, mais l’injure, une manière de rabaisser l’autre et d’en faire sa chose, toute petite de préférence. » (P.217).
Lou trouve une échappatoire dans des rapports sexuels violents et pratique le « sommeil bleu » à travers la strangulation. Elle trouve également refuge et réconfort dans la danse, devenant danseuse professionnelle.
Elle danse « en domptant, en maîtrisant, en maltraitant son corps », « une technique de survie.» (P.223). Avec Raphaël, elle va changer, et sa façon de danser aussi. « Après avoir longtemps été carcérale, elle (la danse) devenait pour moi une chance d’approcher l’animalité….. » (P.236).
Blandine Rinkel, elle-même danseuse, écrit et décrit merveilleusement bien la danse. La relation avec le corps, les mouvements et les sensations. Danser « c’était laisser sa vie intérieure s ensauvager et dicter sa loi… » (P.237)
Dans un entretien avec la Librairie Mollat, Blandine Rinkel confie qu'elle espère que son livre ne sera pas "facilement compréhensible sur le plan moral", car elle l'a écrit comme un exercice d'équilibriste, on doute concernant Gérard. Dans Vers la Violence, elle dévoile aussi sa vision de l'héritage que nous recevons des autres. La façon dont les autres sont à la fois une chance et une malédiction, nous façonnant et aiguisant notre personnalité comme un couteau. Ces autres qui nous portent et nous limitent. Elle précise que ce livre est une fiction, et les présences animales qui ponctuent le récit ajoutent un élément de mystification. Nous sommes profondément immergés dans cette fiction dans les personnages, on a le temps de changer d’avis les concernant. Ce qui est mystique c’est “ce père se révèle comme la créature qu'il a toujours été, mais que nous n'avions pas vraiment vue avant de l'avoir longuement regardée dans les yeux". Cette phrase nous renvoie à la couverture du livre et à ce loup qui nous regarde droit dans les yeux.
Un livre très bien écrit où l'on doute et où l'on s'interroge. Un livre avec une rupture entre les deux personnages qui donne à réfléchir. Blandine Rinkel consolide sa réputation d'"artiste totale" avec son dernier roman, dont je recommande chaleureusement la lecture.