top of page

Ce que je sais de toi, Eric Chacour

4 févr. 2024

Temps de lecture : 6 min

1

26

Rencontre à la librairie Coiffard – Nantes, le 2 février 2024




« On ne peut pas rester extérieur à sa propre histoire. A ce qui vous a précédé, ce qui vous a manqué, ce qui vous a construit. Alors on finit par se raconter soi-même.”


Cette semaine, ma valise aux livres voyage jusqu'en Egypte. Eric Chacour a fait une entrée fracassante sur la scène littéraire en septembre 2023, et son premier roman, Ce que je sais de toi, qui a nécessité 15 ans d'écriture, a remporté le Prix Femina des lycéens - 2023.

 


Ce que je sais de toi raconte l'histoire de Tarek sur 40 ans, des années 1960 à 2000, avec pour toile de fond l'Égypte de Nasser. Tarek suit les traces de son père et devient médecin, reprenant le cabinet familial après sa mort. Il épouse son premier amour et mène une vie bien rangée, jusqu'à ce que l'apparition d'Ali vienne bouleverser sa vie et celle de sa famille.

Ce récit est non seulement l'histoire d'un amour impossible, mais aussi celle d'une famille où l'absence d’un membre prend plus de place que les présents, et puis enfin l'exil et la fragilité qui l'accompagne.

Ce roman est d'une grande délicatesse, tant dans le choix des mots que dans celui des scènes pour décrire les émotions des personnages. Le style narratif et la pudeur de l'écriture en font un livre unique, poignant et tout simplement d’une grande beauté.

 

Le roman est divisé en trois parties : Toi, la partie la plus consistante, Moi, la partie révélatrice, et Nous, la partie conclusive. Eric Chacour est un écrivain-architecte. Avant de commencer à écrire, il a élaboré un plan très détaillé et granulaire, puis il a pris son temps (personne ne l'attendait !), en travaillant par petites touches ici et là, dans le désordre au gré de son inspiration. Il a décidé de terminer la rédaction du livre pendant la pandémie, et pour lui rendre justice, l'a envoyé à une maison d'édition… Et tout s'est enchaîné rapidement jusqu'à l'incroyable succès qu'on lui connaît aujourd'hui.

La lecture des premières pages peut être déconcertante, car l'auteur a décidé d'écrire à la deuxième personne pour jouer avec le lecteur et le déstabiliser. Un narrateur mystérieux s'adresse à Tarek. S'il y a un toi, il y a un moi, et durant toute la première partie du livre on se questionne sur ce narrateur omniscient et le roman prend des airs de roman policier.


***********


Égypte - un air du temps

 

Eric Chacour nous parle de l'Egypte nostalgique de ses parents. Une Égypte aujourd'hui disparue et qu'il n'a jamais connue. Son père, originaire du Caire, et sa mère, originaire d'Alexandrie, se sont exilés au Canada et se sont rencontrés à Montréal. Pour faciliter son intégration, ils ne lui ont pas appris la langue de leur pays, et bien qu’Eric Chacour visite régulièrement l'Égypte (il s’y est rendu une quinzaine de fois), il y reste un touriste. Il décrit l'Égypte à travers des anecdotes racontées par sa famille. Il est fasciné par la communauté levantine d'Égypte (les Syro-Libanais), petite bourgeoisie francophone, souvent chrétienne, trait d'union entre l'Orient et l'Occident. Il décide donc d'y ancrer son récit. Et le déclin de cette communauté, qui fui l'Egypte de Nasser suite à une série de nationalisations des entreprises, fait parfaitement écho à la chute de son héros, dont les convictions, le mariage et la carrière sont ébranlés par l'arrivée d'Ali dans sa vie.

Son but était de capter l'esprit d’une époque, tout en évitant l'exotisme afin que chacun puisse se retrouver dans cette histoire.


 

La relation Tarek-Ali : un amour impossible

 

Eric Chacour décrit une société régie par des déterminismes familiaux, sociaux et politiques. Tarek suit un destin tout tracé et ne se pose aucune question. « Tu avais l’âge de n’avoir pour tout projet que ceux que l’on formait pour toi ; n’était-ce réellement qu’une question d’âge ? »  (P. 13)

Alors qu'il travaille dans le cabinet de son père, il décide de construire un dispensaire à Moqattam, où vit la communauté des zabbalines, la "communauté des poubelles" qui trient, vendent et recyclent les déchets. Il y rencontre Ali qui lui demande une visite à sa mère, atteinte de la maladie de Huntington. Il prend l'habitude de leur rendre visite après sa permanence au dispensaire. Le livre préféré de l'auteur est La promesse de l'aube de Romain Gary, et on retrouve cette magnifique relation mère-fils dans son roman. La mère d'Ali est une femme forte qui reste fière et maternelle malgré la maladie qui la consume peu à peu. Soucieuse de l'avenir de son fils, elle convainc Tarek de l'embaucher comme assistant dans son dispensaire. En transmettant les gestes de soins à Ali, Tarek découvre un sens à son activité, lui qui n'a jamais voulu être médecin, contrairement à Ali, dont la position sociale l'en empêche.

Lors des funérailles de la mère d’Ali, un baiser échangé entre les deux hommes bouleverse la vie de Tarek…

« En apparence, aucun changement dans le fonctionnement de ton existence : les rouages poursuivaient leur imperturbable rotation, ils produisaient encore le tic-tac familier qui endormait la vigilance de tes proches. Mais la mécanique de ce système bien rodé, simple et ordonné, s’était tout bonnement mise à produire du chaos. » (P. 97)

 

Eric Chacour nous raconte l'histoire d'un amour impossible, sur le modèle de Roméo et Juliette. Tout d'abord parce qu'il s'agit de deux hommes dans une Egypte où l'homosexualité est absente du Code pénal, mais où l'on peut facilement être emprisonné. L'homosexualité est cachée et reste encore aujourd'hui un sujet tabou. Ensuite, parce que tout oppose ces deux hommes, qui viennent de deux mondes différents.

Ali est pauvre, cynique, lucide et surtout libre. C'est un vent de liberté qui frappe Tarek. Peut-être aurait-il pu choisir ce genre de vie si elle n'avait pas été déterminée par un ensemble de contraintes et s’il n'avait pas été lâche. Au départ, l'idée d'avoir un destin tout tracé peut sembler confortable, mais cela se révèle oppressant par la suite. Il tombe amoureux d'Ali, mais surtout d'une vision libérée de ce qu'il ne pourra jamais être. « Ali te fascinait. Il y avait chez lui une liberté absolue, une absence de calcul, une exaltation du présent. Il n’était lié par aucun passé et ne concevait pas l’avenir à travers les mêmes contraintes que toi. Il se contentait de vivre et tu te surprenais parfois à espérer que vivre serait contagieux. »

 

Un roman qui met les femmes à l’honneur






La thématique du roman ainsi que sa couverture, qui représente un homme que l’on devine nu, pourrait faire croire qu'il s'agit d'un roman qui met les hommes à l’honneur. La couverture est une peinture d'Alireza Shojaian, un artiste iranien né en 1988 à Téhéran, dont le travail vise à lutter contre les préjugés de la société à l'égard des personnes LGBTQIA+. En raison de son homosexualité, il s'est exilé à Paris. Cette couverture lumineuse contraste avec celle des éditions Alto (Canada), plus sombre.

 





Mais tout cela est un peu une imposture ! En effet, une ribambelle de personnages évolue autour de Tarek, et ce sont tous des femmes. J'ai déjà parlé de la mère d'Ali, à laquelle il faut ajouter la mère de Tarek, une femme qui ne vit que pour les apparences, Nesrine, sa petite sœur et confidente, qui est une femme-enfant, et sa femme Mira, blessée par les choix de Tarek. Sans oublier Fatheya, la domestique de la famille, fidèle et intrusive… mais juste comme il faut ! Les femmes ont du caractère et dès les premières pages du roman on le comprend lorsque le père demande à Tarek quelle voiture il voudrait plus tard. Il est dans l'ignorance alors que sa petite sœur répond immédiatement « la grosse rouge ». Mais on ne l'écoute pas, son opinion ne compte pas. En révélant les femmes de manière différente, Eric Chacour redonne sa valeur aux femmes dont l'avis était peu considéré à l'époque.


Nesrine et Mira se ressemblent beaucoup en termes de personnalité : pour des femmes leurs actions sont subversives en raison de leur non-conformité à cette époque en Egypte. Dans le but de les distinguer, l'auteur leur fait gérer leur détresse de manière différente. Afin de se libérer de cette tragédie familiale, Nesrine choisi de se marier. Quant à Mira, elle va dépérir, se replier et partir régulièrement en voyage. « Elle te disait avoir besoin de ces départs pour mieux se retrouver. Tu comprenais qu’elle avait besoin de ces retours pour mieux vous retrouver. » Ceux qui me suivent un peu savent que Par les Routes de Sylvain Prudhommes est l’un de mes livres coup de cœur et j’ai été ravie d’apprendre qu’Eric Chacour lui avait adressé un petit clin d’œil à travers Mira ! Mira ayant une présence un peu fantomatique dans le récit, Eric Chacour s’amuse avec son prénom : Mira-Pleine-de-Grâce, Mira-Métronome, Mira-Télépathe, Mira-Antigone, etc., ce qui permet de la cerner davantage en très peu de mots. Une fois de plus, l'écriture est très subtile et permet une grande liberté d'interprétation au lecteur.

 

Il a été difficile de ne pas remarquer Ce que je sais de toi d’Eric Chacour. Ce roman, qui a reçu un accueil unanime, a amplement mérité son succès et je lui souhaite de trouver encore beaucoup de lecteurs... À lire et à relire sans modération.

Related Posts

bottom of page