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Respire, Marielle Macé

lavaliseauxlivres

5 min de lecture

avr. 15

8

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Rencontre littéraire à la librairie Durance – Nantes, le 10 avril 2024





« Respirer, c’est déjà consentir. D’autres concessions suivront, toutes emmanchées l’une dans l’autre. » (Henri Michaux, Face aux verrous / P.69)

 






Marielle Macé écrit des livres qui moissonnent et synthétisent des idées, des mots et des univers différents. Autour d'un sujet de société et de questions collectives, elle mène une conversation élargie avec son environnement. Ce livre est truffé de citations et de références éclectiques, issues de la littérature, de la poésie, du cinéma, de la photographie, de la politique, des sciences médicales, etc... Et peut donc être lu d'un point de vue poétique, social ou politique, puisqu'il aborde tous les aspects soulignés par le mot "Respirer". Les oiseaux et l'eau sont le fil conducteur de ces livres, dont l'un appelle le suivant, et dans cet essai, son troisième publié dans la petite collection Verdier de livres jaunes,  elle tire le fil le plus intime, celui qui est devenu la préoccupation de nous tous, qui habitons désormais une terre irrespirable. Elle y confie ses essoufflements les plus intimes mais aussi les plus collectifs. 


 

« On se respire dans la parole. » (P.74)

Avec ce livre, elle ne prétend pas nous enseigner quoi que ce soit, mais plutôt synthétiser les informations et diagnostiquer les inflammations dont souffrent nos membranes et celles de la Terre. Elle espère ouvrir une multitude de portes au courage, à la solidarité et à la beauté, et donner un peu d'air à la prose et à la pensée. Elle est convaincue de notre responsabilité dans la manière dont nous parlons et communiquons. Nous plantons la parole, nous la mettons en circulation, et cela peut rendre nos milieux de vie plus respirables ou, au contraire, irrespirables.

« La façon dont la parole se répand dans le monde fait ses lignes entre nous et avec tout le reste, y met de l’air ou le pollue un peu plus, c’est ce qui rend la vie respirable, c’est-à-dire très exactement fraternelle, ou pas du tout. » (P.14)

 

Ce livre est né d'un contexte biographique et social (le personnel) et de l'actualité (l'impersonnel). Le premier déclencheur de la réflexion qui a conduit à l'écriture de ce livre a été, bien sûr, la pandémie. L'expérience d'une nouvelle maladie respiratoire, du port d'un masque, et la crainte que l'air que nous inspirons et expulsons ne se retrouve dans un autre corps, ont conduit à un nouveau regard sur ce que l'on pourrait appeler « l'écologie de la respiration ». Car la respiration est une expérience partagée que nous contribuons tous à créer. Respirer ce n’est jamais tout seul car l’oxygène on le doit aux autres.

« On « vit de » donc, et pour, et par, et à travers, et parmi. On vit prépositionnellement, jamais seul ni simplement de soi-même, mais dans des compositions et à force de liens, bons ou mauvais. Cette structure de dépendances appelle d’ailleurs, en face, une prise de responsabilité, à la fois hospitalité et engagement envers la vie. » (P.53)

 

Elle donne une image frappante et plus poétique liée à cette facette de la respiration en faisant référence au film Fellini Roma, un film franco-italien réalisé par Federico Fellini en 1972. Une magnifique séquence montre la construction du métro, qui conduit à la découverte de sites antiques. Des fresques d'une beauté époustouflante, jusqu'alors préservées, apparaissent une fraction de seconde avant de disparaître soudainement sous la poussée d'air de la surface. C'est ce qu'on appelle « la maladie verte ». Cette rencontre entre le présent et le passé se fait à l'avantage du premier, car le présent ne tolère pas longtemps l'irruption du passé - pourtant c'est sur lui qu'il s'écrit.

 

« Pour respirer en effet il faut de l’air, mais il faut surtout une qualité de liens, de paysages, d’avenirs, beaucoup d’autres personnes avec qui respirer, en qui espérer, et qui puissent se respirer en vous. Tout un monde en vérité. » (P.13)

Le deuxième élément déclencheur de l'écriture de cet essai est tout simplement l'asphyxie de la planète, qui respire mal à tous les niveaux. De nombreuses réalités - environnementales, politiques, sociales, raciales - sont devenues brutales, violentes et irrespirables. Elle cite à la fois la "forêt" en feu de Notre-Dame de Paris (p.17), causée par la sécheresse d'étés suffocants, et George Floyd, l'homme mourant d'asphyxie sous le genou d’un policier et dont les derniers mots étaient: "I can’t breathe ! ". (P.12)


 

Nous ne sommes pas égaux face à la respiration et l’espérance de vie diffère « selon la condition sociale, le milieu précis dans lequel on est né, le métier exerce, les conditions de travail. Neuf ans de différence d’espérance de vie entre un manœuvre et un professeur. » (P. 101)

Elle est née à Paimbeouf, ville ouvrière du bout de la Loire, au cœur d'un paysage fortement intoxiqué entre les raffineries de pétrole de Donges et les usines Kuhlmann (symbole d'un étouffement également mémoriel puisqu'elles ont servi à produire les gaz toxiques utilisés pendant la Seconde Guerre mondiale). Son père, boulanger, souffre de la maladie du métier appelée farinose (asthme causé par la présence de pesticides résiduels utilisés dans la culture du blé, et non par les particules fines comme on le prétend souvent) et tousse. Elle-même tousse tous les jours à l'époque. Certaines professions sont plus exposées à la pollution. Mais cette ville, c'est aussi l'estuaire, et elle a rapidement développé un amour sans borne pour ce paysage qui donne de l'air et respire lui-même avant de se jeter dans la mer.

 

La couleur de la peau est le premier facteur d'inégalité et le « racisme atmosphérique » existe. Le documentaire « Nos poumons c'est du béton » nous fait prendre conscience de cette réalité. Des femmes roms vivant sur l’aire d'Hellemmes-Ronchin à Lilles, à proximité d'une usine de béton mais aussi d'une usine de concassage de briques qui rejette de la poussière, et en bordure de champs de monoculture où des pesticides sont régulièrement pulvérisés, font entendre leur voix sur l'asthme et les infections pulmonaires de leur communauté. (P.109).

 

Respirer, c'est conspirer, et peut-être que toute notre existence pourrait se résumer à "être un respirant", respirer non seulement par la bouche, mais aussi par tout le corps.

 

Achille Mbembe affirmait au début de la pandémie un « droit universel à la respiration », « qui est aussi le droit à une vie respirable, c’est-à-dire désirable, une vie qui vaut la peine, une vie à laquelle tenir. » (P.12)


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Je ne lis pas beaucoup d'essais (je devrais !) et j'ai pris beaucoup de plaisir à lire ce petit livre qui, à mes yeux, est un véritable tour de force : l'écriture est plaisante, efficace et fluide, ce qui en fait un véritable plaisir de lecture. Ne vous fiez pas au format, car le récit est très dense et il y a énormément de références qui peuvent mener à de nouvelles lectures (personnellement j'ai ajouté à ma PAL : Manger fantôme : Manuel pratique de l'alimentation vaporeuse de Ryoko Sekiguchi, l'éco-poète asthmatique Zanzotto et La conspiration des enfants de Camille Louis).

Une lecture indispensable et un petit livre à glisser dans toutes les poches !




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