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Le rêve du pêcheur, Hemley Boum

lavaliseauxlivres

8 min de lecture

avr. 20

16

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Rencontre littéraire à la librairie Coiffard – Nantes, le 17 avril 2024



« La vie d’un homme ne tient pas en quelques mots : il est né, il a vécu, il est mort, ci-gît-il. Pour qui veut l’entendre, le récit est beaucoup plus long, plus tortueux. Il contient des joies, des peines, des rencontres, des déchirures, des amours et des deuils. Il est fait d’embardées, d’échappées belles, de chutes, de chemins de traverse, de sens uniques, de culs-de-sac, de morts et de vivants. Il est tissé dans les rêves, les peurs, les doutes et les espoirs. » (Editions Gallimard, P.147)



Le cinquième roman de Hemley Boum est une magnifique fresque familiale camerounaise sur trois générations. Elle brosse des portraits nuancés d'hommes et de femmes, nous transportant tour à tour au Cameroun, à Campo et à Douala, et en France, à Paris.

 

« Le Pêcheur ne voyait plus les paysages extraordinaires dans lesquels il vivait. Leurs interprétations mystiques, les mythes qui transmettaient les mises en garde génération après génération, toute cette magie faisait partie de lui, aussi évidente que les battements de son pouls qu’il n’entendait pas. » (P.19)

Le récit s'ouvre sur Le Pêcheur, dont on apprendra plus tard qu'il s'agit de Zacharias. Par cette figure symbolique, l'auteure donne à comprendre qu'avant d'être Zacharias, il est d'abord et avant tout un pêcheur. Son rapport à la mer est fondamental dans son identité : l'océan, les mythes et légendes qui lui sont associés ainsi que la pêche sont l'essence même de sa vie. Ces premières pages empreintes de poésie sont sublimes, et j'ai été immédiatement séduite, et par l'écriture d'Hemley Boum, et par cette histoire qui commence comme un véritable conte.


 

« Ils n’avaient pas beaucoup de dépenses ni de besoins. L’océan, le fleuve, la forêt, la terre, semblait inépuisable, comment aurait-elle pu prévoir qu’ils en viendraient à manquer ? Qu’un jour, ils cesseraient d’être des personnes satisfaites de la frugalité de leur existence pour devenir des pauvres ? Le basculement avait commencé comme une aubaine. » (P.56)

Zacharias mène une vie paisible à Campo avec son épouse bien-aimée Yalana et ses deux filles, Dorothée et Myriam. La famille connaît une vie simple, se contentant des produits de la terre et de la pêche. Ce quotidien tranquille est bouleversé par l'arrivée d'une compagnie forestière et la création d'une coopérative de pêcheurs, qui vont bouleverser l'économie locale et déstructurer la vie du village. Au début, le progrès semble être une bénédiction, offrant aux pêcheurs les moyens d'améliorer leur quotidien en leur permettant de s'endetter sur leur salaire, et en leur permettant d'introduire dans leur vie des gadgets dont ils se passaient jusqu'alors, mais qui deviennent rapidement des nécessités et créent des dépendances. Le progrès est lié au profit, et bientôt les chalutiers remplacent les petites embarcations des pêcheurs qui ne sont plus compétitifs. Ce métier ancestral ne leur permettra bientôt plus de rembourser les dettes accumulées ni de vivre décemment. Le progrès engloutira tous ces pêcheurs endettés.


Parallèlement, nous suivons la vie de Dorothée, désormais mère d'un garçon auquel elle a donné le nom de son père. Tous deux vivent de façon précaire dans un quartier de Douala et s'aiment d'un amour inconditionnel. Enfin, le destin de Zachary, Zack.

 

« Chaque fois que nous faisons un choix, nous renonçons à autre chose et parfois nous nous trompons, nous voudrions revenir en arrière, savoir ce qu'aurait été notre existence si nous avions opté pour tel chemin plutôt que tel autre. Nous fantasmons ce qui aurait pu être, ce qui est à jamais perdu. Ils sont conçus dans nos désirs déchirants, contradictoires : il faudrait ne rien avoir vécu pour espérer échapper aux regrets. » (P.337)

Zacharias va commettre un crime, un acte presque réflexe et non prémédité qui aura de graves répercussions. Son petit-fils, Zachary, répétera cette erreur de jugement. Hemley Boum met en scène ces deux hommes à la croisée des chemins, qui ont le choix de leurs actions, mais qui feront le mauvais choix. Elle construit son récit en mettant en miroir leurs histoires : chacun d'eux commet un délit qui change sa vie et celle de son entourage, et sera confronté à ses responsabilités personnelles par une autre personne.

A sa sortie de prison, il va voir son ami d'enfance, Sango Dimoli, un nganga (guérisseur) qui représente les savoirs et traditions ancestrales. Celui-ci tente de le ramener dans le droit chemin par une mise en garde et un rappel de l'essentiel, mais Zacharias est rongé par la vengeance et un retour en arrière n'est pas envisageable. « Sois quelqu’un, pas un ancien prisonnier, un homme qui n’a pas su protéger sa famille, un pauvre gars en colère et impuissant. Ce que tu as fait est derrière toi, ce qu’on t’a fait subir ne te définit pas. » (P.192)

 

Quant à Zack, le père de son amie, le colonel Manga, figure d'autorité et de pouvoir, ne lui laisse pas le choix et l'envoie étudier à Paris, une solution qui prend la forme d'un bannissement. Zack, qui a grandi dans un quartier pauvre et sans éducation, est d'abord enchanté par Paris et voit dans cet exil l'occasion d'une belle vie. Il n'est ni amer ni malheureux de la séparation d'avec sa mère. Au contraire, il est soulagé.

« Ici, j’étais libre d’être celui que je souhaitais être. Je pensais qu’il suffisait de décider d’être heureux et d’aller de l’avant pour que le passé disparaisse comme par magie et que la vie redevienne une page vierge. » (P.109)

 

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L'idée de ce roman est née après une visite à Campo, un petit village de pêcheurs, zone frontalière située à l'extrême sud-est du Cameroun, face à l'Atlantique et d'où l'on aperçoit les lumières du Gabon et de la Guinée équatoriale. Difficile d'accès, Hemley Boum l'a visité par hasard et est tombé sous le charme de ce village peu peuplé, d'une beauté où « le soleil s’effrite crépuscule après crépuscule  en milliers  d’éclats arc-en-ciel dans la mer. » et figé dans le temps.

Campo est un village africain typique. Les habitants y sont pêcheurs de père en fils. Légendes et mythes sont connus de tous, et une dynamique particulière régit la vie de ce village, vide la journée, avec les hommes en mer, les femmes aux champs et les enfants à l'école. Chacun a sa propre maison et il n'y a pas de cimetière : on enterre les membres de la famille dans sa propre cour. Les autochtones mènent ici une vie profondément enracinée, les maisons n'étant jamais vendues et se transmettant de génération en génération.

Hemley Boum ne peut qu'être gagnée par l'intuition que le village ne peut perdurer en l'état, et qu'il est voué à disparaître. Le roman est né de cette idée de "disparition". En avançant dans son écriture et en affinant ses recherches sur le village de Campo (elle s'y est rendu à plusieurs reprises pour s'imprégner de la vie quotidienne locale), elle est tombée sur cette histoire d’une compagnie forestière et de la coopérative de pêcheurs. (Quand la réalité rejoint la fiction !).

 

Elle décrit également les différences entre la vie quotidienne au cœur d'un village africain typique (Zacharias et Yalana) et celle d'une métropole en perpétuelle évolution (Dorothée et Zachary).

Les habitants de Campo sont pêcheurs de père en fils et les légendes et mythes sont connus de tous. Une dynamique particulière régule la vie de ce village, vide la journée, avec les hommes en mer, les femmes aux champs et les enfants à l'école. Chacun a sa propre maison et il n'y a pas de cimetière : les membres de la famille sont enterrés dans leur propre cour. Les autochtones y mènent une vie profondément enracinée, dans des maisons qui ne sont pas destinées à être vendues et qui se transmettent de génération en génération. « Elle (Yalana) n’avait pas appris à vivre seule au milieu des siens, elle ne savait pas faire. » (P.165)

 


Hemley Boum est originaire de Douala. Partie assez tard pour étudier à l'université, c'est l'un de ses chez-soi où elle rentre régulièrement, car ses amis et sa famille y habitent. Douala est une ville qui change très vite, comme en témoigne la petite anecdote qu'elle nous raconte. Elle revient voir sa famille après 2 ou 3 ans d'absence à cause de la pandémie, et elle ne retrouve pas le chemin qui mène à sa maison. Elle ne reconnaît pas non plus l'argot local (le Cameroun compte 230 langues différentes : on y parle français, anglais ou argot). Douala est un de ces lieux qui n'attendent pas, qui se construisent sur l'absence et le remplacement. Sa population est hétérogène, issue de différentes classes sociales qui vivent ensemble dans des espaces restreints, sans se connaître. Les gens vivent dans des logements loués : il n'y a pas de points d'ancrage. Ceux qui viennent des villages y rentrent le week-end.


 

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L'un des thèmes explorés dans ce roman est celui de l'exil, à travers celui de Dorothée à Douala et celui de son fils Zack à Paris. Tous les deux sont des êtres fragiles et évanescents, sans village où retourner.

 

« L’exil est un bannissement et une mutilation, il y a là quelque chose de profondément inhumain. Les terres lointaines ne tiennent pas leurs promesses. » (P.243)

L'exil est un arrachement différent de celui du voyage, où l'on part de son plein gré et où l'on a toujours un endroit où revenir. L'exil, c'est l'impossibilité ou la difficulté profonde de revenir. Dorothée ne peut s’amarrer à Douala car son exil est lié à sa culpabilité. Contrairement à Zack, qui trouve dans l'exil une forme d'absolution. N'étant plus dans la ville de ses malheurs, il peut commencer une nouvelle vie. Cependant, il ne connaît pas ses origines. La seule fois où il a interrogé sa mère, fragile, muette et alcoolique, il s'est reproché de lui l'avoir blessée et ne lui a plus jamais posé de questions. Il pense pouvoir se réinventer, mais il ne sait pas comment. Il est fait des silences de sa mère, et il ne sait pas de quoi se compose ce vide. Qu'est-ce qui se transmet dans les silences ? Qu'est-ce qu'on archive, qu'est-ce qu'on porte avec soi ?  Et l'exil, marqué par le silence et l’inadéquation de l'être, finit par le rattraper: « J’étais loin, seul, peut-être même étais-je mort moi aussi. Qu’est-ce qui me prouvait que j’étais vivant ? Aujourd’hui, ici, maintenant, qui aurait pu témoigner de la réalité de mon existence ? » (P.194)

 

Zack est incapable de créer une vraie relation. Le métier de psychologue a permis d'intégrer à l'histoire une analyse profonde de la psychologie de Zack, qui est lucide sur lui-même.


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L'auteure parle également du racisme ordinaire, et le pousse à son paroxysme lorsqu'elle raconte la colère de Zack face à une femme africaine portant son bébé en pagne.

« Quand des jeunes gens noirs se montraient bruyants et perturbateurs dans le métro, je le prenais pour moi. Je maudissais leur légèreté. Une fois, alors que Julienne était avec moi dans le bus, j’ai pesté contre une dame qui portait son bébé attaché dans son dos par un pagne, à l’africaine : « Jamais entendu parler de porte-bébé ou de poussette, j’imagine. » (P.211)

L'attitude crispée de Zack, qui s'efforce de faire profil bas, est quelque chose qu'elle a elle-même expérimenté à maintes reprises dans sa vie personnelle, par l'intermédiaire de sa mère. En effet, si sa mère est agacée par les jeunes " Noirs " bruyants dans les transports en commun, elle ne s'offusque pas s'il s'agit de " Blancs ". Comme Zack, sa mère anticipe les remarques, car il y a un côté très communautaire (il n'y a pas de "je") si un Africain est pris en faute. La faute rejaillit souvent sur l'ensemble de la communauté. Contrairement à Julienne, la femme de Zack, qui est singulière et donc incapable de comprendre sa réaction.

 « Julienne était intrinsèquement singulière. Comme aurait dit Maëlle, où qu’elle aille dans le monde, elle ne serait jamais suspecte. » (P.194)

 

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L'écriture de Hemley Boum est belle et émouvante, et je suis tombée sous le charme de cette fresque familiale qui, comme un opéra, se termine en apothéose. Ligne après ligne, en véritable artiste, elle a construit un récit qui plonge le lecteur, sans le perdre, au cœur d'une histoire où de nombreux personnages aux noms similaires évoluent dans des époques et des lieux différents. Elle brosse habilement le portrait de chacun de ses personnages et explore les failles de chacun d'entre eux. De plus, elle réussit à créer une complicité avec le lecteur qui, comme elle, a une longueur d'avance sur les personnages. Un roman magistral, riche, poétique et émouvant. Et après avoir refermé ce livre à regret, je n'ai qu'une envie : mettre la main sur ses précédents romans !



 

 

 

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