La forêt barbelée, Gabrielle Filteau-Chiba
- lavaliseauxlivres
- 17 mars 2024
- 4 min de lecture
Rencontre littéraire à la librairie Coiffard – Nantes, le 12 mars 2024
« La beauté sauvera le monde. » (Dostoïevski)
Si vous ne connaissez pas encore cette auteure québécoise, qui a écrit Encabanée (2018), Sauvagines (2019) et Bivouac (2021), ce recueil est un excellent moyen de la découvrir. Mais cette collection de poèmes, donnant les " clés " pour comprendre ses œuvres antérieures, clôt à merveille ces 3 livres, qui peuvent être vus comme un triptyque.
L'auteur avait quitté l'agitation de la ville pour s'isoler dans une cabane délabrée près d'une rivière, perdue au milieu de la forêt de Kamouraska. Comme elle le raconte dans son premier roman, Encabanée, elle reste éveillée la nuit, pendant les heures les plus froides où les températures descendent à -20°C, -40°C, pour alimenter le poêle, car elle ne sait pas encore comment conserver la chaleur. Elle admet qu'il lui faudra des années pour apprendre à chauffer efficacement. C'est au cours de ces nuits qu'elle commence à écrire sur des bouts de papier les poèmes qui composent ce recueil. De la solitude émerge l’ennui et de l’ennui la créativité. Elle a vécu seule dans cette forêt pendant 3 ans, et l'écriture est aussi un lien avec la civilisation, un exutoire pour ne pas sombrer dans la folie.
« la solitude est un art
pour le moins divinatoire
entre patience et révélations » (miroir)
Ces poèmes sont classés par saison plutôt que par année et couvrent les huit années pendant lesquelles elle a vécu dans cette cabane. Aujourd'hui, elle ne vit plus dans la cabane, qui était trop délabrée pour être rénovée. Mais le Canada manquant de bois, la cabane a été transportée sur roues et sert désormais d'habitation à d'autres personnes. C'est donc avec beaucoup de nostalgie qu'elle est retournée dans cette forêt qu'elle a tant aimée pour préparer ce recueil, sélectionner, agencer et peaufiner les poèmes qui le composent.
« j’essaie de faire ma forte
en même temps
j’ai peur à l’infini » (cartouches)
L'automne est la période d'acclimatation, marquée par la peur de tout : l'obscurité, les animaux, les humains et la peur des bruits inconnus et terribles comme ceux des ratons laveurs, mais c'est aussi la période du braconnage.
« tu fais diablement froid
Kamouraska
survivre est un art
sous-estimé » (Kamouraska)
En hiver, elle réapprend des techniques ancestrales telles que la fabrication du feu et la médecine douce, et devenue une louve solitaire, elle s'est endurcie et ne tremble plus.
« je lui ai avoué que j’étais certaine
comme la lune
pleine » (habitée)
Le printemps représente l'espoir (les stalactites suspendues comme des barreaux autour de sa cabane fondent, la libérant de sa prison) et les prémices de la maternité.
« il faut être junkie d’espoir
pour refaire forêt
et ne pas perdre le moral
à la voir qui recule
et recule encore » (force)
Enfin, l'été marque la naissance de sa fille et son militantisme pour mère nature.
Les barbelés de cette forêt sont les déchets métalliques qu'elle ramasse dans la forêt, mais c'est aussi le symbole de la palissade dont elle a voulu entourer son habitat pour "sanctuariser" cette nature, sans oublier le côté plus végétal porteur d'espoir. Si au fil des années, la forêt est dégradée et rétrécie, créant une véritable atmosphère anxiogène autour de sa cabane, elle repousse sous forme de ronces et d'épines, comme pour se protéger des agressions.
La lecture et l'écriture ont toujours fait partie de la vie de Gabrielle Filteau-Chiba. Enfant, elle tenait un journal intime et a ainsi pris l'habitude de s'exprimer par fragments dans ses écrits, une des facettes de la poésie. Elle attache une grande importance à l'oralité et à la musicalité du texte - elle retravaille ses romans à l'oral - autre caractéristique de la poésie. Dans ses romans très autobiographiques, elle se cache derrière les alter-egos de ses personnages. Elle est Anouk, mais aussi Raphaëlle et Riopelle, les deux autres personnages principaux de cette trilogie. Sa poésie, composée des parties les plus viscérales d'elle-même, est beaucoup plus personnelle, une mise à nu où le vrai "je" parle.
Ce recueil de poèmes aborde de nombreux thèmes : la survie, la solitude, la maternité et le renouveau. Sans oublier la nature et cette forêt omniprésente.
Dans l'imaginaire collectif, une femme vivant seule dans la forêt est souvent considérée comme une sorcière. Non seulement Gabrielle Filteau-Chiba voue une adoration quasi religieuse à sa forêt, à des moments de communion avec la nature et les animaux qui l'ont d'abord évitée, avant d'oser peu à peu s'approcher d'elle. Mais elle est aussi herboriste, redécouvrant des recettes anciennes et perdues qui prennent des allures de magie. Elle vivait dans la forêt, la cueillait, la mangeait et se soignait grâce à des baumes à base de plantes. L'atmosphère mystique qui entoure la forêt est indéniable et, à bien des égards, elle a été salvatrice.
Au fil des pages, la femme ermite devient mère, incarnation du renouveau. Elle donne naissance à sa fille dans la rivière proche de sa cabane, avec l'aide de sages-femmes, et sa fille grandira dans cette forêt.
Mais c'est aussi un plaidoyer contre le capitalisme et la prédation des hommes sur les femmes, qui s'apparente au braconnage. Elle exprime sa colère et son désarroi face au système qui exploite la Terre Mère pour l'extraction minière et pétrolière, qui pollue, déforeste et braconne. Mais aussi cette violence faite aux femmes. Elle vivait confortablement à Montréal, dans un pays sécuritaire et égalitaire, mais cela ne l'a pas épargnée de cette violence rituelle qu'elle et son entourage subissaient. Elle a fui la ville parce qu'elle avait moins peur des animaux que des hommes. Militante dans ses écrits mais aussi dans la vie, puisqu'avec ses droits d'auteur, elle acquiert des hectares de forêt pour les protéger, et s'attaque désormais aux zones humides menacées de devenir des usines de batteries pour voitures électriques.
Quelques livres qui ont influencé son travail ou qu'elle aime particulièrement :
Walden ou La vie dans les bois, Henry David Thoreau
Un thé dans la toundra, Joséphine Bacon
Kamouraska, Anne Hébert
Grande lectrice de romans, je lis peu de poésie en comparaison, mais j'ai rarement été aussi conquise, touchée et sensibilisée par un recueil. Un grand coup de cœur ! Je vous invite à vous précipiter dans votre librairie locale pour mettre la main sur ce livre ! Et j'ai hâte de découvrir son prochain livre, Hexa, un roman d'anticipation, à paraître cet automne.






