LA VALISE AUX LIVRES
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En garde, Amélie Cordonnier
11 janv. 2024
Temps de lecture : 5 min
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Rencontre à la librairie Coiffard – Nantes, le 8 décembre 2023
« C’est de notre intimité que le cousin à chercher à nous déposséder » (Edition Flammarion, P. 144)
Cette nouvelle chronique de ma valise aux livres est consacrée au dernier roman d'Amélie Cordonnier, En garde, auteure de Trancher (2018), Un loup quelque part (2020) et Pas ce soir (2022).
« Je vais narguer la honte, gratter nos plaies, extraire nos plus sales souvenirs des cellules gélatineuses de mon cerveau et les disséquer un par un. Ce ne sera pas de l’autofiction, ce sera de la vivisection. » (P.12)
Ayant promis à sa famille de raconter l'histoire qui a bouleversé leur vie peu après le confinement, elle revient sur cette expérience personnelle dans un récit glaçant trois ans plus tard.
Ce thriller domestique se transforme progressivement en une dystopie moderne orwellienne. Elle admet que la première partie du roman n'a pas été facile à écrire. Elle n'était pas très à l'aise pour parler de sa vie privée ou pour se mettre en scène, elle et sa famille.
Ce roman a failli s'appeler "119", en référence au numéro national d'appel d'urgence pour l'enfance en danger. Car cette histoire débute avec un simple appel au 119...
Tout commence lorsqu'elle reçoit une lettre à en-tête de la protection de l'enfance la soupçonnant de maltraitance. La lettre contient plusieurs erreurs, notamment les noms de ses deux enfants et l'adresse. Elle l'ignore, pensant qu'il s'agit d'une mauvaise blague, et la remet dans la pile de courrier. Une seconde lettre l'alerte : si le nom de son fils est toujours erroné, l'adresse a été corrigée... Quand la fiction rattrape la réalité. Dans Un loup quelque part, ne raconte-t-elle pas l'histoire d'une mère au bord de la maltraitance ? Paniquée, elle compose le numéro affiché sur le courrier. Elle apprend qu'elle a été dénoncée anonymement par un voisin quelques mois plus tôt lors du confinement. Elle est sidérée par cette dénonciation, pensant que la délation n'existait plus en France. Le cauchemar démarre : elle est convoquée avec sa famille, et ses enfants seront entendus séparément.
Dès lors, deux sujets l'obsèdent : la question de savoir comment prouver que l'on aime ses enfants, car « L’amour s’éprouve mais ne se prouve pas. » (P.138) et la surveillance.
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Pour En Garde, Amélie Cordonnier s'inspire de la surveillance orwellienne orchestrée par les Chinois à l'encontre des Ouïghours, une minorité musulmane, dans le Xinjiang. Rien n'échappe à « l’œil de Pékin », et les Chinois vont jusqu'à envoyer des « cousins » vivre dans des familles suspectes, pour les surveiller et les rééduquer, dans le but de les "siniser".
La seconde partie du récit bascule dans la pure fiction avec l'arrivée du « cousin », qui bouleverse leur quotidien. Dès lors, le roman devient un véritable huis-clos.
« Je pense aux hommes et aux femmes des tableaux de Hopper, seuls, assis au bord du lit ou du canapé, tête baissée, épaules voûtées, et j envie l’abandon de leur corps qui, une fois la porte fermée, échappe à la société, se dérobe à ses regards autant qu’à ses jugements. C’est de ce relâchement que nous sommes privés. » (P.173)
Que se passe-t-il quand on ne peut plus être soi-même ? Quand on est épié au plus près de son intimité et qu’on est privé de cet abandon du corps. Le langage corporel prend de plus en plus d'importance au fil des pages, traduisant parfaitement l'angoisse, la tension et la peur qui s'emparent peu à peu d'eux.
« Je n’arrive pas à m’habituer à cette façon ogresque qu’il a de laisser trainer ses yeux sur nos corps et nos visages. Il nous dévore vraiment du regard. J’ai l’impression que ses pupilles nous déshabillent, s’attaquent à nos vêtements puis à notre peau qu’elles arrachent. » (P.172)
Amélie et les siens parviendront-ils à échapper à l'emprise de ce « cousin » venu chez eux pour « surveiller et punir » ?
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Amélie nous emmène au plus profond d'elle-même : nous vivons avec elle cette descente aux enfers. Du choc de la dénonciation, à l'angoisse de la convocation à la protection de l'enfance, en passant tour à tour par la honte, la résistance, la peur et l'asservissement engendrés par le «cousin» . Le ton reste le même tout au long de ce récit : elle se remémore les faits, les dissèque et fait appel à sa famille lorsqu'elle ne se souvient pas exactement d'un événement ou d'une date, à tel point que même si l'auteure nous prévient qu'il s'agit d'une fiction, il est difficile de ne pas croire que ce qu'elle nous confie s'est déroulé dans son intégralité, tant les faits fictifs semblent plausibles.
Le roman est truffé de références à des classiques intemporels de formats variés qui font écho aux thèmes de la surveillance. Amélie Cordonnier cite donc Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, Psychose d'Alfred Hitchcock, ou encore La Ronde des prisonniers de Van Gogh.
« Moi je suis enfermée dans un livre. Ou plutôt dans deux. 1984 et Surveiller et punir. Bienvenue chez nous, Big Brother et panoptique à domicile. Est-ce que je deviens folle ? » (P.211)
La nouvelle traduction de 1984 de George Orwell par Josée Kamoun a été une source d'inspiration importante, en particulier concernant sa décision d'écrire son roman au présent plutôt qu'au passé. Mais aussi dans la construction de l'histoire elle-même. Amélie, véritable Winston Smith contemporain, fait face à une surveillance abusive, résiste avant de se résigner. La tension du récit monte progressivement, l'étau se resserre...
Amélie rend hommage à George Orwell avec un clin d'œil à la scène de 1984 où Julia casse en deux une petite tablette de chocolat, emballée dans du papier d'argent et achetée au marché noir, pour la partager avec Winston. On retrouve deux scènes liées au chocolat, alors que sa famille se rebelle contre les lois imposées par le « cousin ». « Bien consciente de jouer la une scène qui nous dépasse, je lui demande où il a dégoté ce chocolat. Marché noir, me répond-il. » (P.159)
Elle s'amuse également à évoquer ici et là ses œuvres précédentes. « Désolée, pas ce soir. […] J’ai mis quelques secondes à réaliser que je venais de prononcer le titre que j’avais trouvé, la veille, pour mon troisième roman. Est-ce que la fiction peut à ce point contaminer la vraie vie ? » (P.59)
J'ai trouvé que cette créativité brouillait encore plus la réalité et la fiction.
J'ai pris beaucoup de plaisir à lire ce roman qui se lit d'une traite. L'écriture d'Amélie est vive et agréable et il est difficile de ne pas apprécier un roman qui nous fait revisiter de grands classiques. Arrivée à la dernière page du roman, je n'ai eu qu'une envie : me précipiter dans ma librairie pour acheter les autres romans d'Amélie Cordonnier et me replonger dans 1984 !
Je vous quitte sur cette phrase et n’hésitez pas à partager vos avis.
« L’intime est la part de l’existence sur laquelle ni L’Etat, ni la société, ni la médecine ne devrait avoir autorité. » Michaël Foessel – Le Monde (P.144)