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Flagrant déni, Hélène Machelon

9 mars 2024

Temps de lecture : 3 min

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Sélection du Prix du Roman Cezam 2024




"Comment accouche-t-on lorsqu'on n'est pas enceinte ?"


Un soir de fin juin, Juliette, 17 ans, est prise de violentes douleurs au ventre. Sa mère l'emmène à l'hôpital, voyant là les symptômes d'une appendicite, mais la jeune fille est en train d'accoucher. Juliette, qui pèse 48 kilos et a participé la veille à une compétition de natation, fait un déni de grossesse : le bébé, invisible, s'est logé le long de sa colonne vertébrale.



Ce roman d'une grande justesse a été une agréable surprise et un véritable coup de cœur. Non seulement j'ai apprécié le style d'écriture : le choix des mots, le rythme et la fluidité du texte, empreint d'une douce poésie. L'auteur travaille beaucoup à l'oral, écoutant son texte dans le noir, avec la voix monocorde de l'ordinateur. Elle n'est satisfaite de l'enchaînement des mots que lorsque chaque phrase sonne juste et que l'on ne s'ennuie pas. Le vocabulaire de la partie décrivant l'accouchement décrit parfaitement la monstruosité du moment, ainsi que le corps et la chair qui reprennent leur première place après leur négation. Je pense aussi à la table des matières qui résume les titres des 21 chapitres qui contiennent tous le mot corps (corps et âme, corps-mort, diable au corps, corps de ballet...).

Mais j'ai aussi été emportée par le récit, dense et émouvant, dans lequel Hélène Machelon raconte les bouleversements provoqués par ce déni et la naissance inattendue de celui que Juliette appelle l'Autre, ainsi que les blessures d'une famille soudée mais où il n'est pas toujours facile de se comprendre. La mère de Juliette, douce et optimiste, a du mal à s'affirmer face au caractère rebelle, insolent et capricieux de Juliette, qui est déçue par cette femme au foyer qu'elle trouve "petite". Sa petite sœur, Chloé, l'admire mais souffre de ne pas trouver grâce à ses yeux.


"Pourquoi fallait-il qu'ils se comprennent si mal, que dans leur bouche, les mots aient toujours un sens différent ? Alors qu'ils partageaient leur quotidien, ils s'épuisaient à se chercher sans se rencontrer vraiment."


Juliette a deux mois pour faire son choix : garder et élever l'Autre ou bien le faire adopter. Nous suivons les différentes phases qui suivent l'accouchement. La douleur d'un corps devenu étranger. "Aucune partie du corps de l'adolescente ne lui appartenait plus. Sa pudeur était malmenée, elle aurait voulu se cacher comme un animal blessé pour panser ses plaies."La dépression de la jeune fille qui pensait retrouver sa vie d'avant l'Autre, mais qui se laisse dériver, gagnée par la noirceur et la culpabilité. "Ce n'était pas le petit cafard des jours de pluie, c'était le désespoir sans fond, des idées noir goudron qui l'aspiraient, qui la privaient d'air et la maintenaient en bas." L'absence rendant le bébé plus présent.


"Elle avait beau verrouiller son coeur, il forçait le passage. Encore et toujours, comme un parasite, une maladie chronique, il était la tache sur un chemisier blanc, que l'on frotte sans en venir à bout."


Cette obscurité qui gagne les autres membres de la famille. "On s'oubliait pour laisser Juliette revenir à la vie. L'aînée des filles avait le don d'empoisonner la famille, qu'elle parle ou qu'elle se taise. [...] Chacun se drapait de délicatesse, marchait sur des œufs pour ne pas déranger sa peine, on lui laissait la place d'être pleinement malheureuse."


J'aime aussi beaucoup la couverture du livre, qui fait référence à l'art japonais du Kintsugi, consistant à réparer un objet en soulignant ses défauts avec de la poudre d'or, plutôt que d'essayer de les cacher, ainsi que le petit format du livre comme s'il ne demandait qu'à être dissimulé !


Une lecture que je recommande 

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