LA VALISE AUX LIVRES
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L’enragé, Sorj Chalandon
28 janv. 2024
Temps de lecture : 5 min
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Rencontre littéraire à la librairie Coiffard – Nantes, le 26 janvier 2026.
« A tous ceux qui crevèrent d’ennui au collège ou qu’on fit pleurer dans la famille qui, pendant leur enfance, furent tyrannisés par leurs maîtres ou rossés par leurs parents
Je dédie ce livre »
Jules Vallès, L’Enfant.
(Epigraphe, Edition Grasset)
Dans son nouveau roman, Sorj Chalandon nous embarque à Belle-Île-en-Mer, au large du
Morbihan.
L’enragé, c’est l’histoire de Jules Bonneau, la Teigne. Son père a fait la guerre de 1914 et en est revenu blessé, sa mère l'a abandonné à l'âge de 5 ans et ses grands-parents à qui il est confié le néglige. Livré à lui-même, c'est une mauvaise graine. Affamé, il commence à voler à l'âge de 7 ans trois œufs dans un poulailler. A 13 ans, il est entraîné dans un mauvais coup par deux de ses compagnons. Arrêté et gracié, sa famille ne souhaitant pas le récupérer, il est envoyé à la colonie pénitentiaire maritime et agricole de Haute-Boulogne le 16 mai 1927, où il y restera jusqu'au soir du 27 août 1934, nuit de la grande évasion.
56 colons s’évadent, 55 seulement sont repris. L’unique rescapé est Jules Bonneau…
Sorj Chalandon est surtout connu pour ses écrits autobiographiques sur la violence de son père, l'indifférence de sa mère, sa lutte contre le cancer et son expérience de correspondant de guerre. En tant que journaliste, il a besoin de légitimer ses romans, et que la source de son écriture soit proche de lui.
Alors pourquoi s'intéresser à Belle-Ile et à cette histoire d'évasion qui date de 1934 ?
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Sorj Chalandon a été un enfant battu. Il a connu la morsure d'une ceinture sur la peau du dos, et a été menacé par son père d'être envoyé en maison de redressement ou de correction. Ce dernier aimait théâtraliser cette menace en lui faisant faire sa valise et en prenant la route. Terrifié la première fois, un peu moins les fois suivantes, cette île "un endroit où l'on est sûr de ne jamais revoir ton visage" a hanté son enfance.
En 1977, Sorj Chalandon tombe sur un article annonçant la fermeture du pénitencier, ouvert depuis 1880, et éprouve un véritable choc. Il est d'abord choqué de constater que l'endroit existe réellement (son père était un menteur invétéré ; il pensait donc l’endroit fictif), puis il est terrifié de réaliser qu'il aurait pu y être envoyé. Cette histoire le tourmenta longtemps. Il a visité l'endroit plusieurs fois, et a été hanté par les fantômes des gamins de la colonie pénitentiaire.
La rage de Jules Bonneau est celle de Sorj Chalandon. Il veut que sa rage rebondisse sur un personnage et lui donne vie, mais sans trahir ni la dimension historique, ni les gamins qui y ont vécu. Avant de jouer avec la fiction, il cherche une faille dans l'histoire, et la trouve !
Au cours de son travail de documentation, il découvre l'histoire des bagnes d'enfants - où l'on envoyait les enfants à partir de 8 ans, puis seulement à partir de 12 ans après 1914. En effet, après 1914, il faut redresser et purifier la France en luttant contre le vagabondage des enfants. Les orphelins, les vagabonds, les petits voleurs et toute une communauté d'enfants qui refusent l'autorité paternelle et dont les familles veulent se séparer y sont enfermés avant qu'ils ne deviennent des criminels. A leur majorité, ces colons de 21 ans sont envoyés soit à l'armée, soit dans l'antichambre du bagne pour les mauvais éléments.
Toute la vie au pénitencier est rythmée par le son du clairon : tout le monde doit manger dans l'ordre et à l'unisson. La cause de l'émeute et de l'évasion qui s'ensuit est romanesque: un gamin commence son repas par son bout de fromage avant d'entamer la soupe, et les coups pleuvent, car pour les gardiens, c'est un acte d'insubordination. Mais le soir du 27 août 1934, cette punition est de trop. Les gamins s'emparent de Belle-Ile et se débarrassent de la méchanceté et des coups qu'ils ont reçus en saccageant les lieux. Au début, ils ne pensent pas à s'échapper, mais deux échelles laissées par des ouvriers trainent…Alors que la plupart des colons sont déjà retournés dans leurs cellules en attendant la répression, 56 d'entre eux en profitent pour s'échapper.
*Photo empruntée sur le site du Patrimoines et Archives du Morbihan
Pourtant il est impossible d'aller bien loin.
« C’est lui notre haut mur. Notre véritable prison. L’océan, c’est notre gardien le plus cruel. Celui qui nous surveille, qui nous épargne ou qui nous assassine. » (P. 26) Mais pas seulement …
Une véritable chasse aux enfants est lancée et 20 francs par tête sont offerts. Les habitants partent à la chasse pour de l'argent, pour rétablir l'ordre, pour jouer (les chasseurs) ou pour un safari de vacances (les touristes).
Le 56e évadé, qui n'a ni nom, ni famille, ni histoire, n'est jamais retrouvé. C'est la faille qui lui permet de s'immiscer dans l'Histoire. Cet évadé sera Sorj Chalandon.
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Ce livre est sa dernière revanche d'enfant battu.
«Papa, tu voulais m'y envoyer, j'y suis allé. Tu n'as pas gagné, je me suis évadé. »
Il appelle son jeune héros Jules en référence à Jules Vallès (une bibliothécaire lui avait offert ce livre qui a changé son univers d'enfant battu : il a découvert qu'il n'était pas seul), et Bonneau est en clin d'œil au criminel Jules Bonnot, car il voulait pour son jeune héros un nom qui lui colle à la peau comme une fatalité.
« Les sentiments c’est un océan, tu t’y noies. Pour survivre ici, il faut être en granit. » (P. 34)
Jules Bonneau est donc Sorj Chalandon, qui, enfant, était bègue et cognait ses camarades de classe pour répondre aux moqueries. A l'âge de 16 ans et demi, il quitte le domicile familial et vit dans la rue pendant plus d'un an. Il y rencontre des personnes qui ont fait de lui un homme droit. Ces personnes, il les offre à Jules par l'intermédiaire du pêcheur et de sa femme, qui l'accueillent, le cachent et l'intègrent à la vie du village. Il se fait des amis solides et fidèles qui l'initient à la fraternité, à la solidarité et au travail d'équipe. Sorj Chalandon lui donne sa violence mais aussi sa lumière. Et il lui offre le plus beau dénouement de cette tragédie humaine, la plus belle fin possible.
« -Tu sais pourquoi je t’ai tendu la main, le premier jour ?
Non je ne savais pas.
-Pour que tu desserres le poing. » (P. 401)
Ce roman est la petite histoire dans la grande histoire. Avec le souci du détail, Sorj Chalandon écrit sa vérité et la vérité des faits. Il révèle toute sa rage, mais aussi un pan de notre histoire souvent méconnu. C'est le premier roman que je lis de cet auteur, et je n'ai qu'une envie, c'est de découvrir ses autres romans au plus vite.
Dans chaque livre, il glisse un quelques mots d'une chanson de Jean-Jacques Goldman, et dans celui-ci, c'est "Un matin pour rien". L’avez-vous trouvé ?
Je vous laisse avec l'extrait suivant et vous dis à bientôt dans une autre chronique.
Bandit ! Voyou ! Voyou ! Chenapan !
C'est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l'enfant
Il avait dit "J'en ai assez de la maison de redressement"
Et les gardiens, à coup de clefs, lui avaient brisé les dents
Et puis, ils l'avaient laissé étendu sur le ciment
La Chasse à l’enfant, Jacques Prévert