LA VALISE AUX LIVRES
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La langue des choses cachées, Cécile Coulon
23 févr. 2024
Temps de lecture : 5 min
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Rencontre à la librairie Coiffard - Nantes, le 20 février 2024
Aujourd'hui, ma valise aux livres m'accompagne au cœur d'un petit hameau sombre, caché au cœur d'une vallée encaissée, d'une vingtaine de maisons et d'une église : le Fond du Puits.
Cécile Coulon, notamment connue pour ses romans Trois saisons d'orage et Une bête au paradis, ainsi que pour ses recueils de poésie Les Ronces et, plus récemment, Noir Volcan, est poète et romancière. Son nouveau roman, La langue des choses cachées, mêle habilement les deux genres de manière puissante et magnétique. Ce court texte poétique a tout d'un conte cruel. On se réjouit à la fois de l'histoire habilement contée et de la prose saisissante et flamboyante.
Ce format très court - 130 pages - lui a permis d'expérimenter un style différent. Car si l'histoire reste dans la même veine que ses écrits précédents, le style diffère, ici entre roman et prose libre. Son grand-oncle était prêtre et, enfant, le voir prêcher en chaire l'a profondément marqué. Animé d'une énergie incroyable, d'une parole puissante marquée par un rythme proche de l'ordre de l'incantation, son grand-oncle devenait un autre lors de ses prêches. Les souvenirs d'enfance de ces quelques moments passés à l'église ont fortement influencé le prologue et l'épilogue, qui sont les retables du texte. Le reste du texte ne sert qu'à rendre plus flamboyants ces deux chapitres aux allures d'incantation.
J'ai eu un véritable coup de cœur pour ce roman !
Le titre, La langue des choses cachées, renvoie bien sûr au langage de la littérature, même s'il n'y a pas deux lecteurs qui lisent ou comprennent le même livre de la même manière. Mais pour Cécile Coulon, il s'agit surtout de l'immense capacité, plus qu'un don, d'écouter ce qui nous entoure, d'être ouvert, de voir, de disséquer et de comprendre les moindres détails de notre environnement.
« Nous voyons des choses cachées et il n’y a pas de mot pour cela. » (P.13)
Le fils, guérisseur (ou encore magnétiseur, rebouteur, coupeur de feu, quelqu'un qui sait tout faire), parvient au Fond du Puits. La mère y a été appelée pour soigner un enfant malade, mais ne pouvant plus faire le long voyage jusqu'à ce village reculé, elle y envoie le fils qu'elle a « éduqué, formé, instruit pour que rien de ce monde ne lui soit étranger ». C'est sa première mission seul.
L'histoire se déroule dans le sombre petit village du Fond du Puits. Ce toponyme existe vraiment, et en se promenant dans le lieu qui porte ce nom en Picardie, Cécile Coulon a su qu'elle tenait le nom du décor de son prochain roman. Le toponyme existe, mais pas le lieu en tant que tel. Cécile Coulon s'inspire des petits villages de moins de 800 habitants que l'on trouve en Picardie, dans la Dronne ou en Auvergne, avec leur atmosphère particulière qui l'a marquée dans son enfance.
Ce lieu n'est pas seulement un personnage de ce roman que Cécile Coulon se plaît à décrire. « Le fils n’imagine pas le Fond du Puits ailleurs que dans l’ombre, ses bâtisses sont comme des dents dans une vieille bouche. » (P.34) Il devient une véritable scène sur laquelle les personnages vont jouer une tragédie : un lieu exigu, piégé par le regard des spectateurs, où les personnages n'ont aucune échappatoire et où rien ne peut être dissimulé. Ce huis clos se déroule au cours d'une seule nuit.
Le fils et la mère n’ont pas de nom car ils incarnent les métaphores de décisions et d’événements. De plus, Cécile Coulon a su d'emblée qu'elle allait écrire un texte très court, et le grand défi de ce roman a été de se débarrasser de ce qu'elle appelle "ses béquilles d'écriture", dont « la carte d'identité » de ses personnages.
La mère, très présente même si elle est physiquement absente, a une emprise sur le village et le fils, et représente le poids du passé, des traditions et de l'éducation.
"Quand on essaie de faire les choses différemment de ses aînés, ne les fait-on pas plus mal ?" est la grande question au cœur de ce roman.
Tout au long de sa vie, le fils d'une vingtaine d'années s'est fait dire ce qu'il devait faire et ce qu'il devait dire ; et il a obéit. Dans ce roman d'initiation, il s'émancipe en désobéissant.
« Il est appelé pour une personne et quand il vient, cette personne est au centre de tout : il ne doit pas détourner son attention, il ne doit parler qu’aux âmes impliquées dans la vie du malade. » (P.43)
Le roman prend un tournant décisif lorsqu'une autre personne du village vient lui demander de l'aide. Sa mère lui a appris à n'aider que la personne qui a fait appel à lui, afin de rester concentré et de ne pas épuiser ses pouvoirs de guérison. En prenant la décision (qui lui semble la plus juste) de suivre cette personne, il se distancie de la mère et n'est plus le fils de sa mère.
Ce roman traite également de la violence humaine, incarnée ici par l'homme aux épaules rouges. Il symbolise une violence ancienne, perpétrée par très peu de personnes dans ce village. Cécile Coulon a non seulement voulu montrer comment un seul conflit peut irradier d'autres familles et se propager de génération en génération, mais aussi que l'on pense souvent que le silence va apaiser les choses et maintenir l'équilibre. Seulement, c'est l'inverse qui se produit : moins on parle, plus on cache un évènement et plus cette sinuosité gagne du terrain. Le fils brisera le silence en faisant parler les autres.
Si cet homme incarne la violence, il y a beaucoup de lumière et de bonté en lui lorsqu'il est aux côtés de son fils qu'il adore, il est alors comme privé de sa violence et de sa force. Cécile Coulon nous rappelle que même la pire des ordures est habitée par des émotions vives et belles. «… cet ange, il ne le mérite pas, mais une douceur a percé sous les épaules rouges du père, un morceau d’amour qui tangue, qui grince. » (P.29)
Fortement inspirée par L'Autoportrait de l'auteur en coureur de fond d'Haruki Murakami, un texte qu'elle adore (elle est elle-même adepte de la course à pied), elle s'est essayée à une routine combinant course à pied et séance d'écriture, au cours de laquelle elle rédigeait 3 pages sous l'effet de l'adrénaline, jour après jour, pendant deux mois. Pendant cette période, en pleine exaltation littéraire, elle est persuadée d'être au sommet de sa forme et de son art. Cependant prisonnière d’un tunnel d'écriture et de course à pied elle est devenue "hors-sol". Elle nous avoue avec humour que cette routine qui a aggravé son somnambulisme a failli lui coûter un divorce (elle a mordu à sang à sa compagne en pleine crise de somnambulisme sous les yeux ébahis de son chien !!) C'est à cela qu'elle fait référence lorsqu'elle dit avoir "écrit cette histoire dans un état hypnotique, bouillonnant et fiévreux", dont elle est sortie épuisée mais exaltée.
Ses coups de cœur & les livres qui ont influencé son travail :
Le Puits - Iván Repila
Les Sources - Marie-Hélène Lafon
Le grand cahier - Agota Kristof
Les Saisons - Maurice Pons
Vies Minuscules - Pierre Michon
Je ne peux que recommander la lecture de ce roman, petite pépite de cette rentrée littéraire 2024.