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Vous ne connaissez rien de moi, Julie Héraclès

15 janv. 2024

Temps de lecture : 6 min

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Rencontre à la librairie Coiffard – Nantes, le 12 janvier 2023

 

Prix Stanislas 2023

(Ce prix récompense le meilleur premier roman de la rentrée littéraire.)




« Aujourd’hui, vous m’avez rasé le crâne, vous m’avez marquée au fer rouge et maintenant vous m’insultez comme une chienne. Mais vous ne me détruirez pas. […] J’ai aimé. Et j’ai été aimée. Alors, allez-y, dégainez vos plus belles injures, crachez vos mollards. Peu importe ce qui m’arrivera au bout de cette journée. Je vous plains, vous qui me haïssez sans savoir. Car vous ne connaissez rien de moi. » (Edition JC Lattès, P. 380)

 


Ce roman a pour point de départ la célèbre photo de Simone Touseau, la «Tondue de Chartres », prise par Robert Capa le 16 août 1944. Sur cette célèbre photo, on voit Simone Touseau tenant dans ses bras un bébé très chevelu qui contraste avec son crâne rasé. Elle n'a d'yeux que pour son enfant, et la foule qui l'entoure ne semble pas avoir de prise sur elle. En arrière-plan, l'immense drapeau français symbolise la fin de la guerre. Cette image, publiée dans le magazine américain Life, est rapidement devenue emblématique de l'épuration sauvage qui a marqué la fin de l'Occupation en France. Après la guerre, près de 20 000 femmes accusées de collaboration ont été tonsurées sur les places publiques.


 

Cette photographie, qu'elle a étudiée en classe, a nourri l'imaginaire de Julie Héraclès, originaire de Chartres. En 2011, à la lecture de La Tondue : 1944-1947 (éd. Vendémiaire, 2011), une enquête minutieuse des historiens Philippe Frétigné et Gérard Leray, elle découvre que Simone a collaboré pendant l'Occupation. Elle qui, au départ, avait éprouvé de la compassion pour cette femme, est maintenant intriguée et hantée par la question : Comment en est-elle arrivée là ? Elle imagine alors toutes les conjonctions de causes : les circonstances et convictions, et dresse un magnifique portrait de cette femme immature et ambitieuse. Bien qu'elle y ait inséré des éléments de la vie réelle de Simone Touseau, ce roman est une fiction. Elle a changé tous les noms, mais a choisi de conserver celui de Simone, ne changeant que son nom de famille pour Grivise.


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Derrière ce roman, sur lequel elle a travaillé pendant 3 ans, il y a évidemment un énorme travail de documentation. Elle s'est notamment appuyée sur le Journal à quatre mains de Flora et Benoîte Groult, qui décrit la vie de deux jeunes filles de bonne famille entre 1940 et 1945, et qui l'a aidée à évoquer la vie quotidienne de l'époque, comme la mode, l'hygiène et la nourriture. Elle s'est également inspirée de vieilles cartes postales de la ville où elle a grandi (elle a fréquenté la même école que Simone Touseau) pour les descriptions et du film Une affaire de femmes de Claude Chabrol pour écrire le passage sur l'avortement. Elle a lu beaucoup de livres pour pouvoir dépeindre l'exode ou encore le marché noir le plus fidèlement possible, et grâce à tout ce travail, le lecteur est complètement immergé dans Chartres pendant l'Occupation.



Julie Héraclès construit son récit en alternant deux narrations, l'une relatant la fameuse journée du 16 août 1944, l'autre revenant sur l'enfance et les années qui ont précédé ce jour terrible. Le roman commence et se termine sur cette journée du 16 août 1944, à Chartres, lorsque Simone Grivise, âgée d'à peine 23 ans, est condamnée. « Aujourd’hui, les vainqueurs ont changé de camp. Je n’aurai droit à aucune clémence. La pute du Boche va être butée. » (P.11). Elle a consacré les six premiers mois d'écriture au récit de cette journée : l'arrestation, l'attente, la tonte, l'attente, la chaleur, la marche dans les rues... Simone ne sait pas ce qui l'attend à la fin de la journée, et ces courtes pages, autour desquelles se construit le reste de l'histoire, sont pleines de tension.

 

Le véritable défi de son roman était de trouver la « voix » de Simone. En relisant son premier manuscrit, elle trouvait le ton plat et sans personnalité. La relecture des romans de Céline l'a incitée à donner à Simone cette voix nerveuse, argotique, voir vulgaire. Ce langage moderne peut paraître anachronique, mais il ne l'est pas. Elle a veillé à ce que les expressions et le langage de Simone correspondent au langage des petits commerçants de l'époque. C'est la mère de Simone qui lui a transmis ce langage, qui représente toute la rage et la rancœur de Simone.

 

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En écrivant ce roman, Julie Héraclès s'est efforcée de ne pas porter de jugement : elle n'est qu'une passeuse d'histoires, et elle a essayé de rendre son texte le plus plausible possible.

L'épigraphe du roman indique que Simone est humaine, un être binaire composé d'ombre et de lumière. « Les salauds, les saints, j’en ai jamais vu. Rien n’est ni tout noir, ni tout blanc, c’est le gris qui gagne. Les hommes et leurs âmes, c’est pareil… » (Philippe Claudel, Les Ames grises). Mais elle a commis des crimes et a choisi son camp.


Les raisons de ses choix et de ses actes sont multiples, et Julie Héraclès s'intéresse particulièrement à l'influence du climat familial dans la formation de ses convictions. Simone, égoïste et opportuniste, a grandi dans une famille prolétaire, entre un père absent qu'elle ne considère pas comme son père et qu'elle appelle le vieux, et une mère acariâtre et peu démonstrative, devenue alcoolique. Mais sa sœur Madeleine, de sept ans son aînée, qui vit sous le même toit, est bienveillante et son opposée. Ainsi, malgré le contexte familial, les convictions de Simone sont propres à sa personnalité et à sa psychologie.

 

Simone subit moqueries et humiliations, et « une drôle de boursouflure commence à me pousser du côté du cœur. Une poche remplie de bile, acide. La terre entière me débecte. » (P.36) Cette haine - une boule de pus qui l'empoisonne - enfle avec le temps, et surtout avec la honte d'avoir cru aimer et d'avoir été mise enceinte par un « connard ». Cette expérience forge un violent ressentiment à l'égard de la société et des hommes. Habitée par la haine, elle veut se venger et voit dans la présence des Allemands le moyen d'y parvenir. Elle rêve de passer son bac, et sa réussite sera sa première vengeance. « Je rêvasse et une certitude s’impose : je veux être allemande. Pour ne plus jamais avoir honte. Je veux être allemande pour me sentir forte, pour croire en mon avenir. Je veux être allemande pour mettre de la grandeur dans ma vie. [...] Je veux être allemande pour ne pas être comme toi, Pierre. Je veux être allemande pour te montrer que moi aussi, je suis capable de réfléchir et de choisir mon camp. Et, crois-moi, lorsque j’aurai été adoubée par les Allemands, tu regretteras de m’avoir traitée comme une putain. » (P. 178)

 

Elle se lie d'une amitié sincère avec Colette. « Avec elle, j’envoie balader l’artifice, je peux être moi. Sans être rabrouée, sans être jugée. Cette fille m’apaise. » (P.67) Elle est surprise d'apprendre qu'elle est juive. Julie Héraclès décrit l'antisémitisme ordinaire de Simone (et de sa mère), dans lequel le juif reste une entité abstraite. Son amitié avec Colette ne la détourne pas de son idéologie naïve et irréfléchie, qu'elle ne remet pas en cause. Après la Nuit de Cristal, Colette et sa famille sont contraintes à l'exil, ce que Simone vit comme un acte d'abandon.

 

Sa rencontre avec Otto Weiss bouleverse sa vie. Officier de la Wehrmacht, il n'est pas nazi dans l'âme. Libraire passionné par la cathédrale de Chartres, il tombe amoureux de Simone. Il tente de lui ouvrir les yeux, lui qui connaît tous les crimes commis par les nazis, mais Simone s'obstine, par orgueil, mais aussi parce qu'elle a bâti toute sa vie sur cette idéologie et qu'elle ne peut pas faire marche arrière. « Car, plus ça va et plus y en a, des indices, là, sous mes yeux, qui me narguent. J’entrevoie des brides de vérité et ça me fait mal au bide. Je veux pas la voir, cette vérité. » (P.249)


Au début de leur relation, elle se sert de lui pour atteindre ses objectifs, mais lorsqu’il est transféré sur le front de l'Est, ses sentiments changent. Ce n'est que dans l'absence d'Otto qu'elle se rend compte qu'elle l'aime. Elle fait tout pour le rejoindre pendant sa convalescence dans un hôpital militaire de Munich.

 

« C’est vrai que j’ai cru au nationalisme-socialisme et à ses promesses de grandeur. Cette Simone-là a existé. Mais c’était il y a longtemps. C’était avant Otto. J’ai compris que je m’étais trompée de chemin. Mais ça, tout le monde s’en fout. » (P.378)

Simone ne renie pas ses choix, car ils l'ont conduite à Otto. Elle s'en éloigne simplement parce qu'ils ne sont plus sa priorité. Au final, seul compte l'amour qu'elle porte à Otto et à sa fille Françoise.

 

La narration rythmée, les descriptions puissantes et le ton direct et incisif du roman m'ont happée dans l'histoire de Simone. Une lecture singulière, bouleversante, qui interroge l'humanité. J'ai dévoré ce roman, véritable coup de cœur, en deux jours !

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